samedi 6 janvier 2018

Tempête

C.D. Friedrich, Le moine au bord de la mer, 1810, Alte Nationalgalerie, Berlin
Face à la tempête.

Elle commence la nuit. C'est d'abord du bruit, comme un hurlement. Le hurlement monte très soudainement dans les aigus et, quand il atteint le son le plus insoutenable, la tempête se change en masse et frappe. Les murs, le sol, les montants du lit, tout est ébranlé. La pluie n'arrive pas tout de suite, c'est avant tout du vent, du vent à l'état pur. Avec la pluie, étrangement, deux éclairs et par deux fois le tonnerre. Ensuite un bruit inconnu, comme une voile qui se déchire ou une fusée qu'on lance, mais c'est sans doute la foudre, là tout près.

Au matin, une fois le jour levé, on regarde.
Il n'y a pas grand chose à voir car le vent, s'il n'y a pas d'arbres pour se ployer devant lui, le vent ne se laisse pas voir.
La mer est couverte d'écume, des rouleaux blancs jusqu'à l'horizon et, en bas de la valleuse, là où la marée monte contre la falaise, un éclat de blanc, un tourbillon qui se mêle ensuite d'un mauvais jaune comme de bile répandue.
Plus tard, quand la marée basse a dégagé la plage et comme le vent s'est calmé, il faut aller voir la mer de plus près, voir les falaises d'en bas.
D'innombrables pierres qui n'y étaient pas toutes la veille jonchent le sol, à commencer par les marches de l'escalier qui descend vers la côte.
On voit nettement sous la falaise la ligne d'attaque de la mer, comme une tranchée qui en sape la base.
Au milieu de la nuit, au plus fort de la tempête, me revient le souvenir de l'un des Contes fantastiques d'E.T.A. Hoffmann, Le Majorat, ce conte que j'associe au tableau de Friedrich. Me revient juste cet appel, "Daniel, Daniel, que fais-tu ici à cette heure ?", comme me revient cette autre image de la mythologie germanique, celle des hordes du Chasseur sauvage, Erlkönig, composées des âmes d'enfants morts sans baptême, de celles de guerriers morts au combats, de mauvais morts semeurs de troubles et de peur, ces mouvements de spectres de la chevauchée fantastique de la Mesnie Hellequin,  hurlant dans ces nuits troubles entre Noël et le premier janvier.
Hoffmann donc :
« Eh bien donc ! continua-t-il, nous allons veiller ensemble la nuit prochaine. — Une voix intérieure me dit que le sorcier maudit, s’il ose braver ma supériorité morale, sera obligé de céder à mon courage ; car je le puise dans la ferme confiance que j’entreprends une œuvre pieuse et méritoire en exposant ma vie, s’il le faut, pour chasser le mauvais génie, qui seul a banni les enfants du manoir héréditaire de leurs ancêtres ; ce n’est donc point une démarche téméraire. Mais si pourtant la volonté du ciel permettait que l’esprit du mal s’attaquât à ma personne, ce sera à toi, cousin, de proclamer que j’aurai succombé dans le plus saint et le plus loyal combat contre le démon infernal qui trouble ce séjour. — Toi, tu resteras à l’écart ; il ne t’arrivera aucun mal. »
Le soir était arrivé à la suite d’affaires et d’occupations variées. Franz avait, comme la veille, desservi le souper et nous avait apporté du punch ; la pleine lune brillait au sein de nuages argentés, les vagues de la mer mugissaient, et le vent de la nuit tempêtait contre les vitraux qui rendaient des sons aigus et prolongés.
Nous nous livrâmes par une commune inspiration à des propos insignifiants. Mon grand-oncle avait posé sur la table sa montre à répétition. Elle sonna minuit. Alors la porte s’ouvrit avec un fracas épouvantable, et des pas sourds et lents glissent dans la salle avec les mêmes gémissements et les mêmes soupirs que le soir précédent. Mon grand-oncle était devenu tout pâle ; mais ses yeux étincelaient d’un feu inaccoutumé ; il se leva et, le bras gauche appuyé sur la hanche, le droit étendu en avant, il ressemblait avec sa haute stature, au milieu du salon, à un héros imposant des ordres.
Cependant les soupirs plaintifs devenaient de plus en plus accentués et perceptibles, et l’on se mit à gratter contre le mur plus effroyablement encore que la veille. Mon grand-oncle alors avança tout droit vers la porte murée en faisant résonner le plancher sous ses pas. Près de l’endroit où le grattement se faisait entendre de plus en plus fort, il s’arrêta, et d’une voix ferme et solennelle, il dit : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure ? » Un cri lamentable retentit soudain, et l’on entendit un bruit sourd comme si un pesant fardeau fût tombé à terre. « Cherche grâce et miséricorde devant le trône du très-haut, voilà ta mission ; mais sors de ces lieux, et renonce à une vie qui t’est fermée pour jamais ! »
Mon grand-oncle prononça ces mots d’une voix encore plus grave et plus élevée. Il sembla au même moment qu’un gémissement insensible traversait les airs pour se perdre dans le fracas de la tempête qui mugissait au-dehors ; alors mon grand-oncle revint vers la porte et la ferma si violemment que l’antichambre vide en résonna long-temps.
[…]
Ni l’un ni l’autre n’entendait le mugissement sourd de la mer et le cri sauvage des mouettes qui, dans leur vol incertain, battaient les carreaux de leurs ailes ; ni l’un ni l’autre n’avait fait attention à l’ouragan qui s’était élevé à minuit, et se déchainait impétueusement dans tout le château de manière à produire dans les droits et longs corridors des sifflements aigus et lamentables.
À la fin, un coup de vent furieux ayant ébranlé pour ainsi dire le bâtiment tout entier, en même temps que la lueur blafarde de la lune pénétrait dans la salle obscure, V. s’écria : « Un temps affreux ! — Oui, épouvantable ! » répondit nonchalamment le baron tout absorbé dans la contemplation de son immense fortune, en tournant avec un sourire de plaisir un feuillet du livre des recettes. Et il se disposait à se lever ; mais il se sentit fléchir, lourdement oppressé par la peur, en voyant la porte de la salle s’ouvrir violemment, et une figure pâle et livide s’avancer comme un spectre devant eux.
C’était Daniel ! Daniel si grièvement malade, si défaillant sur son lit de douleur, que V. ainsi que tout le monde l’aurait cru incapable de bouger un seul membre, et qui pourtant, dans un nouvel accès de somnambulisme, commençait sa tournée nocturne. Sans pouvoir proférer un mot, le baron suivait d’un œil avide les pas du vieillard ; mais lorsque celui-ci, avec un râle affreux, se mit à gratter contre le mur, le baron fut saisi d’une terreur profonde. Pâle comme la mort, ses cheveux se dressant sur sa tête, il s’avança à grands pas vers l’intendant avec un geste menaçant, et s’écria d’une voix si forte que toute la salle en trembla : « Daniel ! Daniel ! que fais-tu ici à cette heure. » — À ces mots, le vieillard fit entendre son cri lamentable, que Wolfgang avait comparé au hurlement d’une bête fauve à l’agonie, le jour où il lui offrit de l’or en récompense de sa fidélité, et il tomba à la renverse.
E.T.A. Hoffmann, Le Majorat (extraits des chapitres II et XII), 1817 (traduction d'Henri Egmont).
Nous avons si peu d'occasions de croire, un peu, aux fantômes qu'il nous faut les saisir quand elles viennent. Profiter de ces nuits sans lumière, des bruits inconnus, de la rencontre des éléments, pour apprécier la peur.
Le jour vient toujours assez vite. 
Merci Eleanor.

vendredi 5 janvier 2018

Nuit blanche

Été. Baltique.
Est-on sur la rive suédoise ? est-on sur la rive estonienne ?
Est-ce un lac ? est-ce la mer ?
Je ne me souviens pas.
Est-ce encore le jour ? est-ce déjà la nuit ?
La nuit viendra-t-elle seulement ?
Les nuages se transforment, apparaissent et disparaissent.
J'étais sur un bateau peut-être.
L'odeur de l'iode dans la pénombre. Minuit. Le cri des oiseaux qui nous suivent.
Et ces petits voiliers qui passent dans l'ombre et dont on ne sait s'ils sont habités ou juste menés par un esprit de la nuit. Nulle voix qui s'élève, nul mouvement sous la voile claire.
C'était une nuit de vent, et avant même que ma rétine ait enregistré quoi que ce soit, je fus submergé par une sensation de bonheur total : mes narines été frappées de ce qui en a toujours été pour moi le synonyme, l'odeur des algues glacées. […]
La lente avancée du bateau à travers la nuit était comme le passage d'une pensée cohérente à travers le subconscient. […]
Voyager sur l'eau, même pour un court trajet, a quelque chose d'essentiel. Vous savez que vous ne devriez pas vous trouver là, non tant par les yeux, les oreilles, le nez, le palais ou la paume que, par vos pieds, qui trouvent étrange de fonctionner comme un organe des sens. L'eau remet en question le principe d'horizontalité, surtout la nuit, quand sa surface ressemble à une chaussée. Si solide que soit son substitut — le pont du bateau — sous le pied, sur l'eau vous êtes comme plus en éveil qu'à terre, vos facultés sont sur le qui-vive.
Joseph Brodsky, Acqua alta, traduit de l'anglais par Benoît Cœuré et Véronique Schilz, 1992.

Arrêt.
Ensuite, je suis à terre dans cet étrange rêve que je fais ce soir.
Le temps de l'insomnie est venu.
Vous êtes de retour sur la terre ferme et pourtant, rien ne paraît stable sous vos pieds, aucun lit n'est bien solide sous vos membres fatigués, aucun toit n'est assez rassurant pour vos yeux.
Il vous faut ressortir et chercher l'eau, se tenir prête au voyage car un instant, un instant seulement, vous avez cru être face à cette île, face à l'une de ces îles de Böcklin, disséminées entre divers musées pour accompagner les rêves des voyageurs.
Mais non, tout est calme.
Juste l'odeur des algues glacées pour m'accompagner.
Le soleil comme des flammes là-bas, qui maintient l'étrange pouvoir d'effroi de ce paysage immobile. Effroi. Calme. Silence. Silence encore même si quelques canards pas encore endormi. Et moi qui ne dors pas.
Puis tout se renverse et qui sait où je me trouve.

Seul mon double se promène encore dans la nuit, une nuit claire comme le jour, là en Estonie, tout au bord de la Baltique.

lundi 1 janvier 2018

Khatchkars

Les khatchkars encastrés dans la falaise de Geghard, près d'Erevan, pour fermer ou cacher les grottes et églises rupestres
 Et si Dieu a voulu de toute éternité l’existence de la créature, pourquoi, elle aussi, n’est-elle pas éternelle ?
Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas encore, ô Sagesse de Dieu lumière des esprits ; ils ne comprennent pas comment vous créez, en vous, et par vous-même, et ils aspirent à la science de votre éternité ; mais leur cœur flotte sur les vagues du passé et de l’avenir, à la merci de la vanité.
Qui l’arrêtera, ce cœur, qui le fixera pour qu’il s’ouvre stable un instant, à l’intuition des splendeurs de l’immobile éternité, qu’il la compare à la mobilité des temps, et trouve toute comparaison impossible ; qu’il ne voie dans la durée qu’une succession de mouvements qui ne peuvent se développer à la fois ; observant, au contraire, que rien de l’éternité ne passe, et qu’elle demeure toute présente, tandis qu’il n’est point de temps qui soit tout entier présent ; car l’avenir suit le passé qu’il chasse devant lui ; et tout passé, tout avenir tient son être et son cours de l’éternité toujours présente ? Qui fixera le cœur de l’homme, afin qu’il demeure et considère comment ce qui demeure, comment l’éternité, jamais passée, jamais future, dispose et du passé et de l’avenir ? Est-ce ma main, est-ce ma parole, la main de mon esprit, qui aurait cette puissance ?
Augustin, Confessions, XI, 11.
Comment parler de l'émerveillement qui vient à qui affronte — au sens de se tenir devant, front à front — ces pierres dressées arméniennes. Khatchkars.
Khatchkar, rien que le nom, le son raclé pour ouvrir, la dentale et la chuintante qui suivent, et puis le k dur et le a qui traine. Un nom qui n'évoque rien, ici, sauf si on est voyageur et qu'on pense à Kashgar, aux Ouigours, au Turkestan chinois — d'autres raisons de rêver mais rien qui ne nous éloigne plus encore du mot, Khatchkar.
Khatchkar, pierre à croix, stèle dressée, stèle votive ou commémorative. Pierre rectangulaire, parfois légèrement voûtée, parfois arquée, dressée ou posée ou encastrée.
Fragment de khatchkar, gavit (narthex) du monastère de Sanahin
On se trouve en face d'elles — non, en face d'elle, car chaque pierre est unique — et on observe. Front à front. On contemple la pierre à croix et on imagine, un temps, qu'elle vous contemple en retour car il est une étrange vie des objets lorsque ces objets sont chargés de sens et d'histoire, chargés de vie eux-mêmes, donc. Les pierres sont là, de tout temps, et elles seront là, encore, quand nous ne serons plus — plus là à les regarder tout au moins. Elles sont devant nous, calmes et austères, et nul ne peut se tromper sur leur âge : des pierres qui sont les siècles.
On regarde le khatchkar et on cherche les signes de son unicité au milieu d'un ensemble qui est presque toujours le même : chaque pierre est unique tout en obéissant à des règles précises d'organisation du décor, exactement comme le sont les motifs d'un tapis d'orient. Il y a la croix, toujours ou presque toujours, une large croix aux branches géminées ; il y a le disque solaire ; il y a des étoiles ; il y a aussi parfois des oiseaux, des animaux et souvent des feuillages et des fleurs ; parfois aussi des représentations humaines, personnages de la Bible essentiellement comme ici, sur l'un des khatchkars de l'église de Sevan.
La croix au centre de la pierre, tout en portant la crucifixion, est une croix très stylisée avec une ornementation d'entrelacs qui se retrouvent dans plusieurs des cartouches abstraits intercalés entre les scènes de la vie du Christ et de sa Passion. L'ensemble, d'une facture plus proche de l'art populaire que du raffinement des khatchkars médiévaux, date de 1653. Pour naïve qu'elle soit, elle est infiniment émouvante justement par son caractère figuratif dans un art qui ne l'est pas en général.
Le bœuf et l'âne sont devant Marie assise, l'enfant sur ses genoux, devant et non l'inverse, et ils se réjouissent. L'enfant joufflu, avec un visage d'adulte sévère, est emmailloté bien serré.
En dessous du bœuf et de l'âne, les trois rois mages
Au centre, la crucifixion. Deux orants de part et d'autre d'un Christ réjoui et entouré d'un motif de corde qui donne l'impression qu'il porte de longues tresses.
L'Anastasis ou Descente du Christ aux Limbes, entre le temps de la crucifixion et celui de la résurrection : le Christ qui, décidément, porte bien des tresses, descend triomphalement aux Enfers pour apporter le Salut aux justes morts depuis la création du monde (Adam et Ève, Abraham, David…). Ce motif typiquement byzantin fut l'objet de nombreuses icônes dans le monde orthodoxe grec ou slave. On le trouve ici dans une version assez singulière, extrayant l'un de ces justes qui émerge d'entre les pierres tombales. Il tire celui de gauche en le tenant par les poignets et non par la main, illustrant ainsi l'enseignement théologique qui refuse au pêcheur de se libérer par lui-même (main dans la main avec Dieu) mais seulement par l'énergie divine qui peut rompre le péché originel (Dieu est donc le seul à tirer). Derrière le Christ, une vigne : il est à la fois le cep de la vigne, destiné à croître (l'Église) et le fruit de la vigne (l'Eucharistie).
Pierre à croix, la croix figure toujours au centre du khatchkar mais rarement comme image de la crucifixion (comme sur ci-dessus ou comme plus bas le grand khatchkar du corridor d'Haghpat). Elle apparaît plutôt comme figure aniconique du Christ : la croix comme arbre de vie souligne la nature divine du Christ et ignore sa mort. Les racines de cet arbre issu du paradis ne s'enfoncent pas dans la terre mais remontent vers le ciel, les entrelacs qui l'entourent sont quant à une l'image de l'infini de la puissance divine et de son éternité.

Certaines de ces pierres font moins d'un mètre de hauteur, d'autres dépassent deux mètres. Elles protègent les fidèles de toute l'épaisseur de leur corps de roche rouge, grise, beige, jaune, rose. Protéger, c'est l'une de leurs fonctions.
Et nul ne confondrait un khatchkar ancien, fait de la main d'un homme dont le nom d'artiste, parfois, est resté, et un khatchkar moderne, académique, lisse, sans inspiration — un khatchkar qui reproduit à l'infini les mêmes séries de symboles qu'autrefois sans rien inventer de neuf et qui leur donne, de plus, ce léché, ce brillant de marbre poli qu'on aime à infliger aux objets qui pourraient sinon sembler manquer de valeur.
Celui qui vous protègera, c'est celui qui vous parlera. Calme, austère, sans affectation, pleine de pudeur. De sagesse.
Une pierre.

Khatchkars sur le bas-côté de l'église d'Odzun, le long du portique sud.
Portique de l'église d'Odzun
L'une des plus anciennes églises d'Arménie, l'église d'Odzun a été bâtie entre le Ve et le VIIe siècle — au IVe nous a assuré le prêtre en charge de l'église en nous montrant la base des murs, rongée par le temps, le relief effacé au-dessus du porche et la vierge noire dans une niche du chœur. L'œuvre même de Grégoire l'Illuminateur qui fut le fondateur de l'Église arménienne en 301. D'ailleurs, ajouta le prêtre, saint Thomas lui-même, celui des douze apôtres qui ne croyait que ce qu'il voyait et dut mettre ses doigts dans les plaies du Christ pour croire en sa résurrection, s'arrêta à Odzun alors qu'il était en route pour l'Inde et il y laissa les langes de l'enfant Jésus qui seraient conservés sous l'auteur à la Vierge.
Peu de khatchkars autour de cette église mais une étrange structure.

Élevé sur le flanc nord de l'église, il s'agit d'une construction monumentale dont chacune des deux ouvertures en arcade renferme une stèle de pierre grise irrégulièrement taillée et gravée, le tout sur un socle à degrés. Selon la légende, un roi indien l'aurait donné à Odzun après une bataille durant laquelle il aurait reçu l'aide d'un général arménien natif du lieu (et sans doute influencé par saint Thomas). Le tout vers l'an 301. Et un bon million d'hindous seraient enterrés juste là et ce serait sous leur influence qu'aurait été sculpté le motif d'anges tenant des serpents qui orne l'église, les serpents n'étant en rien un symbole chrétien (mais évidemment un symbole hindou). 
Il pourrait s'agire donc davantage d'un monument funéraire que d'une pierre dressée pour la prière. Les deux stèles portent gravées une succession de petits personnages portant des croix et auréolés, saints et nonnes, au-dessus d'une représentation d'église très proche, étrangement, de celle qu'on trouve sur la tapisserie de Bayeux.


Ce côté-ci de la montagne est le côté ensoleillé. En face d'Odzun, sur cette même vallée du Debed, ont été fondés un peu plus tard deux monastères majeurs du moyen âge arménien.

Un peu à contre-jour, l'un des grands khatchkars de Sanahin avec ce qui semble des personnages ou des oiseaux de part et d'autre de la croix
La fondation du monastère de Sanahin remonte au Xe siècle. Construit entre 967 et 970, il a été prolongé d'un vaste gavit largement ouvert sur l'extérieur par de grandes arches en 1181. Contrairement au monastère d'Odzun, il comporte plusieurs églises reliées entre elles par divers corridors voûtés et cours ornées de pilastres. Pas de chapiteaux aux colonnes mais des bases ornées d'animaux fantastiques. Dômes et coupoles tronquées sont ouvertes sur le ciel pour éclairer la nuit des églises. Car contrairement à la luminosité de la pierre dorée d'Odzun ou de Noravank mais comme celle de bien d'autres monastères, la pierre de Sanahin est noire et l'ensemble d'une grande austérité — le christianisme arménien n'est en rien joyeux dans ces murs, surtout que les fresques qui pouvaient les orner ont entièrement disparu.
Ici, le khatchkar a été inséré dans le mur de la chapelle Surb Grigor
Khatchkar dans le gavit de l'église centrale de Sanahin
A l'extrémité de l'académie, deux immenses khatchkars ferment l'ouverture, tels deux solides parents aux côtés d'un tout petit, posé sur un socle à motifs d'arcs de cercles. La partie historiée, invisible dans le contre-jour, est tournée vers l'intérieur.
A l'extérieur, ces khatchkars sont des pierres nues en rupture avec le reste du bâtiment. Toute leur beauté est dans cette irrégularité de forme et de couleur qui jure avec le raffinement de l'architecture qu'ils voisinent et accompagnent.
A l'intérieur, la vaste salle ouverte à tous les vents qui longe le bas-côté nord de l'église était l'académie où se réunissaient les théologiens et les lettrés. Le terme même d'académie montre le goût de l'antique et des études grecques qui marque la Renaissance du XIe siècle en Arménie comme en Géorgie voisine. Les niches le long du mur pouvaient recevoir les livres et manuscrits : l'académie était aussi bibliothèque et scriptorium.
Un khatchkar orne le gavit, de part et d'autre de la double entrée de l'église Surb Atsvatsatsin
Y aller une première fois. Grisaille, temps de neige, humidité qui suinte des murs.
Laisser passer des années.
Attendre le beau temps.
Revenir à Sanahin, l'église toujours déserte, pas même une femme qui passe, cette fois.
L'entrée du gavit. A gauche de la double arcade qui y donne accès, on aperçoit l'ouverture de l'académie.
La tour clocher fortifiée de Sanahin, la porte obturée par un khatchkar

Repartons.
Pas beaucoup plus loin.
Le monastère d'Haghpat a été bâti entre le Xe et le XIIIe siècle à quelques kilomètres de celui de Sanahin : en fait, si les deux monastères se font face (et dépendent aujourd'hui de la même commune), ils dominent un large cirque et sont en fait construits chacun sur un promontoire différent totalement séparé de son voisin par d'étroites et profondes vallées et accessibles seulement par des routes en épingle à chevaux — et ils ont bien entendu toujours été les rivaux l'un de l'autre (Sanahin signifie plus ou moins "j'étais là avant").

L'église Surb Nshan (du Saint Signe) a été achevée en 989, alors qu'en France Hugues Capet montait sur le trône. Peu d'églises en Europe occidentale sont aussi anciennes ou, du moins, ont conservé intacte toute leur structure du Xe siècle sans être remaniées par la suite. L'architecte, Tiridate ou Trdat (c. 950 - c. 1020), qui conçut également le monastère de Sanahin, fut le bâtisseur d'Ani, capitale de l'Arménie vers l'an mil et détruite successivement par les Seljoukides, les Mongols, les Turcomans  puis enfin les Timourides.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Arthur Rimbaud, "Adieu", Une saison en enfer, 1873
Plutôt que remaniée, Surb Nshan fut complétée par divers bâtiments (deux églises, un scriptorium, un réfectoire) qui formèrent une forteresse à l'époque des invasions mongoles quand Genghis Khan dévasta la région. Si la forteresse résista plus ou moins aux Mongols, elle ne survécut pas en revanche au passage de Tamerlan.
Devenu par la suite un centre intellectuel majeur, le monastère accueillit à la fin du XVIIIe siècle le grand poète Sayat Nova, qui écrivit et chanta autant en arménien qu'en géorgien ou en turc.
A Haghpat, les khatchkars commémorent notamment les activités philanthropiques des personnalités dont ils portent les noms.
Les tombeaux de la famille des Ukanian à Haghpat (début du VIIIe siècle) sont constitués de trois larges chapelles mémorielles accolées les unes aux autres. Ces chapelles servent de piédestal aux khatchkars. Il s'agit de structures archaïques qui furent plus tard simplifiées, tout d'abord en piédestaux ornés de niches profondes puis en simples socles.
Le grand khatchkar Amenaprkich se trouve dans le corridor couvert qui mène au gavit de l'église principale d'Haghpat, Surb Nshan, église du Saint Signe. Le motif Amenaprkich ou "Sauveur de tous", qui n'existe qu'en quatre exemples sur toute l'Arménie, montre la décrucifixion avec Nicodème qui enlève un clou en présence de la Vierge et de saint Jean, juste sous les bras de la croix et de Joseph d'Arimathie en bas.
D'autres monastères sont plus récents. Ou juste un petit peu moins anciens.
De Noravank, j'ai parlé ailleurs. Les khatchkars y sont magnifiques.
Haghatsin, Ketchoris ou Khor Virap étaient moins impressionnants.
Tatev, j'irai une autre fois.
Mais Geghard —

Le monastère Sainte-Lance de Geghard, accroché au flanc de falaises vertigineuses, est tout proche d'Erevan et date du XIIIe siècle, même si on peut avancer qu'un complexe monastique existait déjà bien antérieurement sur les lieux. Une large partie du complexe est souterraine et, sans doute a-t-il existé une ou plusieurs églises rupestres dès le VIIe siècle, si ce n'est plus tôt — dès l'époque de Grégoire l'Illuminateur, évidemment. L'alphabet arménien y aurait été élaboré et on y aurait établi une école de manuscrits et une académie de musique. Las, les invasions arabes du VIIIe siècle ont tout détruit — mais bien entendu les grottes et les sources ont subsisté et ce cadre spectaculaire a été réaménagé au cours des siècles. L'église principale même a été construite entre 1215 et 1225 : la Kathoghike et son gavit (ou narthex). Certaines des grottes chapelles et églises souterraines ont été creusées par les éléments et ont été aménagées en respectant leur forme naturelle, d'autres ont été creusées et agrandies, complétées de murs de soutènement, et forment de vastes complexes architecturaux encore en partie cachés aux visiteurs.


La neige d'avril qui fond au soleil colore la pierre et souligne le tracé des entrelacs
Deux khatchkars encastrés dans un mur couvert d'inscriptions gravées
A l'intérieur de l'église de la Sainte Lance, un khatchkar rupestre, creusé directement dans le mur de l'église, au-dessus de l'angle d'une porte. Khatchkar de pierre noire dans une église toute de roche noire et presque sans ouverture — obscurité opaque qui attend de l'œil qu'il se fasse aux lieux avant de voir.
Au départ, des escaliers montent vers les terrasses et les grottes. Puis, plus haut, les espaces rupestres sont sans doute accessibles seulement par des échelles. Celles-ci sont nombreuses dans les monastères arméniens qui comportent souvent des pièces souterraines, des pièces où coulent des sources sacrées, d'autres où seront conservés les manuscrits lors des invasions.
Certains khatchkars sont ici directement gravés dans la roche des falaises.
D'autres sont encastrés pour fermer l'ouverture ancienne d'une grotte agrandie en chapelle et dotée d'une porte digne d'elle.
Loin de Rocamadour, loin du cœur de l'Europe dont l'Arménie forme une marche extrême, ces églises rupestres bouleversent par leur altérité. Peu de choses dans cet art chrétien qui nous soient familières : il s'agit d'une architecture plus ancienne que celle des églises romanes, une architecture sans lien avec le plan basilical de la tradition latine. Si les églises mêmes sont bâties sur le plan en croix de la tradition grecque, elles s'articulent de telle sorte au milieu des bâtiments monastiques et du cadre naturel qui les entoure que le plan général n'évoque plus cette figure de la Jérusalem céleste qu'on croit retrouver dans bien des monastères d'Europe. Ici, il y a le dessus et le dessous, le visible et le caché, le supérieur et le souterrain, l'offert et le secret, le lisse et le rugueux, le soyeux de basalte noir et le brut des roches de la falaise au-dessus.

Et puis, à l'écart des sommets, à l'écart des falaises et de la sauvagerie des rochers, il y a les lacs — Van et Sevan. Van est aujourd'hui en Turquie, Sevan en Arménie.

Au lac Sevan, il ne reste que deux des églises qui constituaient jusque dans les années 1930 le monastère de Sevanavank. L'île même sur laquelle le monastère était bâti a disparu quand les autorités soviétiques ont décidé de mener de grands travaux de drainage pour gagner des terres arables. Le niveau des eaux du lac a baissé de plusieurs dizaines de mètres et le monastère s'est retrouvé au sommet d'une colline sur la côte, directement accessible par la route.
Le gavit a été abattu dans les années 1930, sa trace n'en est conservée que par une petite cour qui mène à l'église Surb Atsvatsatsin (de la Mère de Dieu) dans laquelle sont conservés des khatchkars — ou plutôt des fragments de khatchkars.
Les khatchkars de pierre verte sont très rares en Arménie, il s'agit d'une pierre de la région même du lac Sevan
Les autorités soviétiques ont totalement désacralisé les lieux dont elles souhaitaient faire un lieu de villégiature pour la nomenklatura. L'union nationale des écrivains y possédait une résidence, le parti communiste arménien une autre. Une plage avec des restaurants et des espaces de jeu a été installée en contrebas du monastère.
Les khatchkars, eux, regardent toujours vers le lac car rien du passé, du présent, du futur, ne leur importe. Gravés du signe de l'éternel, ils s'inscrivent dans l'éternité, hors du temps.
S'ils nous regardent, c'est juste en passant, sans prêter plus d'attention que nécessaire à notre passage. Ce qu'ils regardent, c'est le ciel glorieux, le soleil qui s'élève, le passage des oiseaux migrateurs, les neiges d'hiver et le vert de l'été.
Sans mémoire puisque hors du temps, ils ne peuvent ni se souvenir ni oublier.
Ils sont.