dimanche 14 mai 2017

Citadelles


Citadelle de Tolpak Kala
Nous avons traversé l'Amou Darya au nord d'Ourgench.
Ici, si nous nous en tenons aux noms modernes, nous ne sommes plus dans le Khorezm mais dans la république autonome du Karakalpakstan, la région la plus à l'ouest de l'Ouzbékistan. Au-delà de l'Amou Darya, l'Oxus des Grecs, on peut aussi dire que nous sommes en Transoxiane. Mais l'oasis que nous remontons vers le nord est bien toujours celle du Khorezm et nous traversons Beruni, la ville natale d'Al-Biruni, grand mathématicien, astronome, physicien, médecin, voyageur, philosophe, ami d'Avicenne, qui, vers l'an mil, étudia la possibilité que la Terre tourne à la fois sur elle-même et autour du soleil. Sans doute a-t-il un monument quelque part dans la ville mais nous ne le verrons pas.
La route remonte le long des canaux qui irriguent le désert — plus au nord, l'Amou Darya disparaîtra avant de pouvoir rejoindre la mer d'Aral. Elle longe des villages de pisé — alignements de maisons basses entre les rizières et les champs de blé, haies de jeunes peupliers, oseraies et jonchères.
Devant les maisons, le jardin en cuvette pour l'irrigation : rizières miniature, arbres fruitiers, légumes et fleurs. Une femme assise sur les marches, un chien qui s'éloigne.
Les toits sont isolés des grandes chaleurs par des grands tas de joncs amassés sur les maisons, comme un rudiment de toit de chaume au-dessus des cubes d'argile
A l'horizontale, tout le long des routes, ici comme en n'importe quel point de l'ancienne Union soviétique, on voit courir peints en jaune les tuyaux du gaz.
Et partout les champs bien labourés, la moindre parcelle de terre irrigable est utilisée.
Et puis soudain, c'est le désert. On perd de vue les enfants qui courent, les chiens qui jouent, les femmes qui travaillent, les hommes qui marchent. Il reste le vent, les buissons, les oiseaux, les lézards.
On a perdu les villages, on roule à travers une steppe triste. Des bouquets d'arbres de-ci de-là. Des étangs saumâtres et quelques champs encore, de plus en plus rares. Et d'étranges butées de terre pour borner les terres cultivées.
Plus tard, nous comprendrons que ces butées de terre sont des murs, la trace de villes, de mondes effacés. Effacés par qui ? Sans doute simplement déjà par le temps car ces murs ont des siècles, plus d'un millénaire certainement, et les crues de l'Oxus — l'un des fleuves du Paradis — ont régulièrement ravagé la plaine quand elles en modifiait le cours. Et puis la Transoxiane, comme la Sogdiane et la Bactriane antiques, toutes ces civilisations apparentées au monde iranien, ont plus ou moins disparu sous le choc de la conquête mongole au début du XIIIe siècle. De ces royaumes bâtis d'argile subsistent quelques citadelles et ces murs, qui furent sans doute de hauts remparts et qui aujourd'hui ne forment plus qu'un long monticule terreux d'à peine plus d'un mètre de hauteur.
La steppe encore verte du printemps fait place peu à peu au désert, le Kyzylkoum. Dans le lointain, des collines rocheuses — les monts Sultanuizdag. Nous sommes dans le territoire de l'Elliq Qala — les Cinquante citadelles.
Qu'est-ce qui y est rocher, qu'est-ce qui y est forteresse ?
La voiture s'arrête là, il nous faut poursuivre à pied dans les dunes pour rejoindre la première citadelle.

On donne le nom d'Ayaz Kala à un ensemble de trois forteresses dont la dernière n'est guère plus qu'une ligne creusée dans le sol. La première, la plus vaste, a probablement été bâtie au IVe siècle avant notre ère lorsque le Khorezm est devenu indépendant de la Perse. Les forteresses formaient alors une sorte de chaîne défendant les villages d'agriculteurs sédentaires contre de possibles attaques de nomades.
Cette première citadelle forme un vaste rectangle d'environ 180 m sur 150 m. Perchée au sommet d'une colline escarpée, elle domine la plaine. Les murs d'enceinte ont été renforcés au IIIe siècle avant J.C. par l'ajout de créneaux et de tours de guet.
Les archéologues pensent que la forteresse a pu être utilisée comme telle jusqu'au 1er siècle après J.C. puis qu'elle a dû servir de refuge pour les habitants des environs à l'époque sassanide et jusqu'à la conquête omeyyade en 712.
Aujourd'hui, lorsqu'on pénètre dans le vaste vide à l'intérieur des remparts, on a tout d'abord l'impression que les lieux sont circulaires : l'espace étiré entre les murs qui s'écroulent apparaît déformé, tout est très plat, la roche affleure en lambeaux blancs, on penserait être sur la Lune s'il n'y avait le cri d'un rapace, très haut au-dessus de nous.

Un rapace, qui sait, le fantôme de l'oiseau qui il y a plus de deux mille ans aurait désigné le roi qui règnerait sur la citadelle. Une épidémie avait causé la mort du roi qui ne laissait pas d'héritier. Les prêtres — quels prêtres ? de quel culte ? — auraient annoncé au peuple que celui sur lequel se poserait le faucon de chasse du défunt roi obtiendrait le trône. L'oiseau vint se poser sur la tête d'un simple soldat. On chassa plusieurs fois l'oiseau — "on" doit correspondre aux prêtres, on sent l'influence matérialiste soviétique sur ce triste récit des temps féodaux — mais l'oiseau revenait se poser sur la tête du même guerrier — modeste soldat issu du peuple. La foule acclama alors ce soldat et en fit son roi. Le nouveau Shah fit bâtir la forteresse, il vécut longtemps et fit régner la justice. Notons qu'afin de ne pas oublier d'où il venait (et là nous sentons à nouveau l'influence d'un propagandiste local), le roi fit accrocher aux côtés de son trône l'une de ses vieilles bottes usées (se montrant ainsi le précurseur de Staline lui-même qui apparaissait toujours chaussé de vieilles bottes usées comme la foule en deuil put le constater en défilant devant son cercueil ouvert en 1953 — mais cette histoire de bottes n'est sans doute qu'une coïncidence).
Certaines structures sont mieux conservées, elle sont dit-on la trace d'un palais dont je ne comprends pas l'architecture. Que sont ces longues fentes ? Meurtrières pour géants ? Fenêtres destinées à éclairer de vastes salles sans laisser entrer pour autant la chaleur de l'été ?
Et puis quand on fait le tour des remparts, on arrive soudain à l'angle sud-ouest face à la seconde citadelle, perchée sur un piton en contrebas.
Cette seconde citadelle partage le site de la première sans lui être réellement liée puisque les archéologues estiment qu'elle a été construite entre le VIe et le VIIIe siècle après J.C. alors que la première était sans doute déjà plus ou moins abandonnée. On aperçoit la rampe qui donnait accès à un  palais aujourd'hui en ruines — le palais, élevé au IVe siècle après J.C. aurait été plusieurs fois incendié.
Cette forteresse, comme bien d'autres de dimension similaire, était située à la tête du canal qui irriguait un domaine agricole dont les traces de nombreux bâtiments subsistent. L'ensemble a dû être anéanti lors du passage de Genghis Khan en 1220.  
En repartant, on se retourne une dernière fois : de la route, le vaisseau de la citadelle a disparu pour devenir anneau qui coiffe la colline. Le chauffeur accélère, on sent qu'il est pressé de rentrer à Khiva.
Il reprend la route en chemin inverse, nous retraversons les mêmes villages, les mêmes rizières. Une vache descend dans l'eau, enfoncée jusqu'aux genoux dans la vase — un jeune garçon au bout d'une laisse derrière elle, des enfants qui courent sur la digue, des veaux s'égaillent dans le vert éblouissant de la rizière.
On tourne, cette fois, la citadelle — Toprak Kala — est tout près des terres agricoles : le désert recule avec l'irrigation, il faut nourrir une population dont la croissance explose, le fleuve est là tout près qu'il suffit de détourner vers le désert pour que tout germe et croisse (même le coton qui n'a jamais été très nourrissant) — et tant pis pour la mer d'Aral.
Celle-ci, en haut à droite de cette seconde vue aérienne, c'est Toprak Kala, la plus vaste des citadelles du désert, la plus riche aussi. Les murs d'enceinte enfermaient toute une ville et un vaste ensemble résidentiel, le palais haut, complété au-delà d'une large esplanade par un second complexe ou palais bas, bâtis aux IIe et IIIe siècle après J.C.
Comme en d'autres endroits du Kyzylkoum, le sol est blanchi par les cristaux de sel. Le jeu des ombres avec le miroitement argenté du sel accentue les contrastes du relief.
Au cœur de la forteresse subsiste la trace d'une immense place.
A l'une des extrémité, les murs de la citadelle
On voit les murs se prolonger vers l'horizon, donnant ainsi la mesure de ce que put être la ville.
La trace du ruissellement dessine une carte : le sol même est comme une miniature du désert environnant.
Les murs, d'une épaisseur d'une dizaine de mètres à la base, et aussi hauts, ne comportaient qu'une seule entrée. Ils étaient entourés de douves emplies d'eau.
L'espace intérieur était divisé en plusieurs quartiers organisés de part et d'autre d'une grande rue principale. La citadelle proprement dite était située à l'une des extrémités de la forteresse.

Le palais haut a été bâti sur une plateforme au sommet de la ville. L'argile mais aussi la pierre ont été employées. Comme le reste des habitations, le palais comportait des toits en terrasse.
Largement fouillé par les archéologues, le palais a révélé à la fois une grande sophistication dans sa construction (il comportait tout un système d'adduction d'eau par des conduites en terre cuite) et un décor exceptionnel dont il ne reste rien, vraiment rien, sur place : tout ce qui y a été dégagé est aujourd'hui exposé au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (les bienfaits de la colonisation concernent aussi les conquêtes de l'empire russe). Toutes les pièces fouillées, une cinquantaine, que ce soit dans la partie résidentielle ou dans les sanctuaires, étaient décorées de fresques peintes sur un support de plâtre à partir de couleurs liées à la colle végétale (plusieurs bleus, du noir et du blanc, du rose, des rouges vifs et d'autres plus sombres, du jaune citron et de l'orange, plusieurs nuances de vert, du violet). Certaines pièces comprenaient un décor de stuc, d'autres des bas-reliefs avec des danseuses, des animaux fantastiques comme des griffons, des cervidés, des guerriers. Des vignes aussi, des grenades, des cornes de béliers…
Ensuite, dès le IVe siècle, la ville décline pour être abandonnée au VIe siècle.

Le palais se prolongeait de manière pyramidale au sommet de la colline.
Des couloirs, des salles, des chambres survivent comme dans un immense château de sable.

Et partout, le palais semble avoir fondu. L'argile est lisse, douce sous les pieds, blanchie de sel par endroits, les murs sont arrondis, toutes les formes sont adoucies. Mais si apaisées que soient les formes, rien en ce lieu ne rappelle qu'il a été peuplé autrefois et, alors que nous sommes seuls, tout à fait seuls devant la plaine, au sommet de la citadelle, le sentiment qui domine est davantage l'effroi que la paix.
Le chauffeur regarde sa montre. La prochaine citadelle nous dit-il, nous ne pourrons la voir que de loin : l'orage d'hier a rendu la route impraticable, un vrai marécage. Oui, hier, ce déluge sur Khiva et nous assis dans la pénombre à boire du thé, nos tasses sur la nappe plastifiée au motif d'ikat bleu et rouge, le bruit de la pluie sur la tôle au-dessus de nos têtes.
Cet homme est bien pressé de rentrer à Khiva (ou bien soucieux de ne pas salir sa voiture — on peut le comprendre, évidemment) mais nous sommes tenaces. Nous marcherons les cinq cents mètres dans la boue. Kyzyl Kala a été massivement restaurée, du moins à l'extérieur.
D'en haut, la forteresse semble cernée par les champs, les vachers mènent ici paître leurs bêtes.
Il nous reste une longue route jusqu'à Khiva, le chauffeur nous attend.

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