samedi 7 novembre 2015

Au jardin des plantes

Ici, tout n'est qu'est illusion et mime la nature.

Ce qui semble forêt n'est que fougère dans un bassin.
Ce qui semble dragon n'est que qu'iguane derrière sa vitre.
Une nature enclose dans un bocal. Des yeux qui ne nous voient pas, qui ne nous regardent pas, derrière la vitre.
Et l'axolotl.
Ou ce crapaud sorti de quelque mystère exotique, une forêt primaire, un lac perdu dans les Andes ou en Nouvelle-Guinée.
Ils sont là, cet après-midi.
On ne sait ce qu'ils regardent.
On ne sait ce qu'ils sont, ils se confondent avec les pierres.
Leur mystère est sans âge.
Ou d'un âge autre que le nôtre, lointain et enclin aux rêves.
Les rêves de voyageurs et les rêves de ceux qui attendaient leur retour, enfermés dans leur cabinet.
Des bêtes à qui on prête des pouvoirs surnaturels — salamandres et crapauds, pierre philosophale, venins et bézoards.
On rêvait.
Puis on les a découverts, ces animaux qu'on croirait nés de quelque fantaisie, découverts quelque part très loin, au Mexique ou au Monomotapa, cachés au fond de lacs à attendre que quelqu'un vienne, Humboldt au moins, qui sache reconnaître leur grandeur néotène : des créatures restées à l'état larvaire, inachevées et pourtant complètes, vivant aux marges du monde habité dans des grottes, des lacs souterrains, dans l'obscurité, dans le silence. 
Ses petites mains, ses branchies translucides, ses yeux vides, comme un fœtus familier dans le vivarium du Jardin des Plantes, comme le souvenir de frères perdus et ici retrouvés.
Les petites mains de l'axolotl.
C'est que, depuis les voyages d'Alexandre von Humboldt, on les a beaucoup étudiés, dessinés, aimés.
Alfred Brehms, Tierleben. Leipzig, Verlag des Bibliographischen Instituts, 1883
Dans notre imaginaire, l'axolotl a rejoint l'aristocratie des bêtes fantastiques, d'autant plus fantastiques qu'elles trouvent leur place au milieu d'un monde animal presque familier.
Peter Overton et Peter Stent, Londres, 1664
Presque familier, oui.



Un temps où même les plantes semblent vivantes et animées de désirs, un temps où les poissons marchent à la surface des eaux, où les tiques sont larges au point de couvrir un continent.

Un temps où, de l'écrevisse à la sirène, il n'y avait que l'espace d'un trait.
Une époque où l'on croisait, au moins dans les livres (comme dans cette Historiae Animallum de Conrad Gesner publiée entre 1551 et 1553), des rhinocéros marins et des baleines-hyènes, une époque où les chimères peuplaient les océans les plus lointains.
Un temps où saint Brendan disait des messes sur le dos de baleines vastes comme l'Atlantide.

 Un temps de monstres bons à annoncer des cataclysmes.
Un temps de monstres bien vivants, voyageant jusqu'en Europe pour offrir la terreur de leur apparition aux artistes éblouis.

Fourrures

Matthäus Merian l'Ancien, Le siège de Prague par les Suédois, 1648
Wenceslaus Hollar est né en 1607 à Prague. Il y a grandi pendant les débuts de la guerre de Trente ans, la plus violente des guerres que l'Europe ait connues avant l'époque contemporaine. Les batailles, mais aussi les destructions, les incendies et les pillages ont provoqué épidémies et famines et causé des millions de morts — presque autant que la Première guerre mondiale dans un monde bien moins peuplé. Toute l'Europe centrale a été touchée, des régions entières furent vidées de leurs habitants, qu'ils soient morts ou qu'ils aient fui ; les villes et les champs, les églises et les forêts brûlèrent sans plus offrir d'asile à ceux qui avaient tout perdu.
Jacques Callot, le maître de Matthäus Merian, Les grandes misères de la guerre, 13ème gravure : le bûcher (1633).
D'une famille aisée ruinée par les destructions et pillages successifs de Prague dans les premières années du conflit, Wenceslaus Hollar renonça dès 1625 à suivre des études de droit pour se consacrer aux arts. Peut-être que seuls les beaux-arts pouvaient encore être un refuge pour son esprit quand toute autre activité lui semblait vaine. Oui, sans la guerre, il serait peut-être devenu magistrat, négociant ou banquier, consul de Bohème à Wismar ou maître de forges à Tàbor — mais il devait devenir l'un des plus grands artistes britanniques, dessinateur et graveur, maître de l'eau-forte.

Formé aux différentes techniques de gravures en Allemagne auprès de Matthäus Merian, il rencontre en 1633 à Francfort le plus grand mécène et collectionneur de son temps, Thomas Howard d'Arundel, ambassadeur de la cour d'Angleterre auprès de l'Empereur, alors en route pour Prague. Intégré à la suite du comte, il a séjourné ainsi en visiteur dans sa ville natale avant de rejoindre en 1637 l'Angleterre où il allait passer sa vie. Bientôt il sera le graveur en titre de la cour, d'abord pour le roi Charles I puis, après la Première révolution anglaise où il connut divers déboires, pour le roi Charles II. La qualité de son œuvre, sa maîtrise de techniques variées, firent de lui le premier graveur de son temps.
Wenzel Hollar, Portrait de Margaret Giggs, fille adoptive de Thomas More, mathématicienne, l'une des femmes les plus instruites de son temps. Ce portrait, avec l'étrange coiffe de fourrure, est une copie d'un portrait par Holbein.
Cette œuvre comprend des milliers de gravures sur les thèmes les plus divers : sujets religieux, portraits mondains, marines, natures mortes, reproductions des tableaux majeurs des grandes collections privées anglaises, planches de botanique, illustrations de livres (L'Énéide mais aussi un recueil d'entomologie, les Fables d’Ésope ou la copie de dessins de Léonard de Vinci), vues et plans de grandes villes (dont Londres reconstruite après le grand incendie de 1666).
Le frontispice d'un recueil d'eaux-fortes d'après des dessins d'artistes du passé comme Léonard de Vinci
Mais ce ne sont pas ces œuvres-là qui m'arrêtent aujourd'hui. Celle devant laquelle je suis tombée en arrêt est un étrange portrait — mais est-ce seulement un portrait ?
Qu'est-ce qui me plait le plus dans cette image ? Le loup noir qui dévore le visage ? Le tracé infime de la guimpe sur le menton ? L'association du large col blanc et de la mante noire qui font penser au costume d'une religieuse d'un ordre oublié (mais certainement enclin à la débauche) ? Le brillant de la soie sur la jupe ? Le fond comme une toile grossière pour souligner le luxe de cette femme ? Le manchon de fourrure, le col comme une bête tapie autour du cou de sa maîtresse ? Les mèches claires qui s'échappent de la coiffe comme pour souligner la désinvolture de celle qui nous regarde ? Les yeux de myope qui nous fixent derrière le loup ?
Nul ne sait qui se cache derrière le masque — personne peut-être, car cette gravure s'inscrit dans l'une de ces séries qu'affectionnait Hollar, série de costumes, série de fourrures, série de saisons…
Les fourrures comme un animal endormi, le brocard qui dévoile sa splendeur dans l'ombre d'un manchon, le gant et le mouchoir abandonnés sur une pierre mal taillée le temps que leur maîtresse vit sans eux — ce grand silence des objets quand on se défait d'eux mais qu'ils sont emplis de savoirs, qu'ils sont plein des secrets de celle qui s'en pare d'habitude.
Celles qui se parent  — si l'une dévoile son visage, moins jeune, plus sage, ses boucles bien rangées de part et d'autre de son visage, les autres à leur tour, dames anglaises de qualité, dérobent leur face sous le loup noir et agrémentent de fourrures et de dentelles la soie noire de leur robe.
La fourrure, le pelage, le soyeux peuvent encore prendre d'autres formes. C'est un visage sans masque mais qui se dérobe sous la chevelure dont le chignon aussi rond et luisant que le manchon de fourrure que la femme portait cet hiver, noué autour d'un creux obscur. Les cheveux follets qui frisent sur la nuque, les boucles qui cachent les joues, rien ne nous dit plus l'âge ni la qualité de la dame, elle n'est plus que col et perles.
Et ceci de rare, une femme montrée de dos.