jeudi 21 mai 2015

Le cinéma avant le cinéma (1) : théâtre d'ombres





En Europe, les théâtres d'ombres firent leur apparition au milieu du xviiie siècle, d'abord en Italie et en Allemagne, puis en France. L'Heureuse Pêche, comédie par les ombres à scènes changeantes, créée à Paris en 1767, était encore à l'affiche en août 1770 et Grimm y a assisté. Auparavant, dans les années 1760, il existait des projections d'ombres au moyen de lanternes magiques où, au lieu de peindre des images sur des plaques de verre, on y appliquait des figures en cartons dont certaines parties étaient mobiles. Ces parties mobiles étaient animées au moyen de fils de soie.


Femme cachant son visage sous le masque d'une tête d'âne. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790.
Femme dont le visage se change en face de sorcière. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790.




Âne qui remue la tête, ouvre la bouche et marche. Ombre articulée attribuée à Séraphin, vers 1790. (collection de la Cinémathèque française)


Le Lorrain François-Dominique Séraphin, né en 1747 et qui s'est sans doute  inspiré de "fantoccini" vus en Italie, ouvrit son premier théâtre à l'hôtel Lannion de Versailles : Séraphin avait donné plusieurs représentations à Paris, attirant rapidement un public friand de nouveautés et Marie-Antoinette l'avait engagé en 1776 pendant le carnaval pour trois représentations à la cour. Il obtint ensuite pour son théâtre, le 22 avril 1781, le titre de Spectacle des Enfants de France.

Venez garçons, venez fillettes
    Voir Momus à la silhouette ;
    Ou chez Séraphin, venez voir
    La belle humeur en habit noir
    Tandis que ma salle est bien sombre
    Et que mon acteur n’est que l’ombre,    
    Puisse, messieurs votre gaîté
    Devenir la réalité

Séraphin obtint de ce fait en 1784 l'autorisation royale d'installer son théâtre au 121 galerie de Valois, au Palais Royal à Paris sous l'enseigne "Ombres chinoises et jeux arabesques du Sieur Séraphin, breveté de sa Majesté". 


Au Palais-Royal, L. L. Boilly, 1809 (musée Carnavalet).

Le Palais-Royal, juste en face du Louvre, s'est développé à partir du palais que s'était fait construire en cet endroit, entre 1625 et 1639, le cardinal de Richelieu.  Le palais, entouré de vastes jardins ouverts sur la ville, revient au roi à la mort du cardinal — d'où son nom — et Louis XIV le remet à son frère Philippe d'Orléans en 1692. 
Les jardins du Palais-Royal sur le plan dit de Turgot (1739)

En 1781, Philippe d’Orléans, duc de Chartres, confie à l’architecte Victor Louis un grand projet de spéculation immobilière consistant à lotir le pourtour du jardin du Palais-Royal. Les maisons, larges de trois ou quatre arcades, seront élevées sur sept niveaux : un étage de caves, un rez-de-chaussée destiné aux boutiques et surmonté d’un entresol, un étage noble, un attique, un étage mansardé et un dernier, pris dans les combles, pour les domestiques. Ce lotissement réduisait en conséquence le jardin de près de 60 mètres sur sa longueur et de 40 mètres sur sa largeur.



Vue du Palais Royal, de ses jardins, de ses galeries. Estampe, 1791.
Plan Verniquet, 1785-1791
La galerie d'Orléans a finalement été construite par l'architecte Fontaine en 1829. Cette maquette de la galerie commandée en 1845 par le roi Louis-Philippe pour être offerte à la reine Victoria ne reproduisait pas la verrière. L'ensemble, à l'exception de la colonnade, a été détruit en 1935 (musée Carnavalet).
En 1786, les galeries de pierre étaient achevées sur trois côtés. Victor Louis avait prévu de fermer la cour d’honneur, au sud du jardin, par une colonnade surmontée d’une terrasse — la Galerie d'Orléans — mais faute d'argent, le chantier fut interrompu et le duc concéda l’emplacement à un entrepreneur qui y construisit des hangars de planches abritant trois rangées de boutiques desservies par deux allées couvertes. Cette construction provisoire qui devait survivre quarante ans servira de modèle aux futurs passages couverts de Paris.

Plan général du Palais Royal et de ses environs, Orbay, 1692.
Le Palais-Royal à la fin du XVIIe siècle.
En 1784, le théâtre de Séraphin, installé dans une toute petite salle au premier étage de la galerie de Valois, un petit salon "proprement arrangé et suffisamment éclairé". Les séances avaient lieu tous les soirs de la semaine et le prix des places était d'une livre quatre sols pour les meilleures, ou de douze sols pour la seconde catégorie. Séraphin employait alors jusqu'à seize manipulateurs, un claveciniste, Théodore Mozin, animait le spectacle pendant que les ombres se dessinaient sur un écran d'environ 4 pieds sur 2 (environ 1,30 m sur 65 cm), disposé à environ 2 m du sol. Cet écran est en gaze blanche tendue sur un chassis. D'autres chassis comportaient des décors peints et on y appliquait des décors de paysages ou d'architecture en papier découpés, éventuellement transparents. Les figurines, en carton ou en métal, étaient manipulées derrière ces écrans successifs (écran blanc et décors). Les parties mobiles étaient actionnées par des fils de fer (plutôt que des ficelles) dont les extrémités étaient formées en boucle pour les doigts des manipulateurs. Certaines figurines avaient des systèmes d'animation plus complexes avec de petites roues pour entrainer le mouvement des parties mobiles. 
La lampe enfin était placée à une distance d'environ 2 m par rapport à l'écran.


"On y voit des feux arabesques d'un nouveau genre et des tableaux transparents où se passent des scènes nouvelles et amusantes. Les ombres chinoises produites par différentes combinaisons de lumières et d'ombres, y représentent au naturel toutes les attitudes de l'homme, et y exécutent des danses de cordes et de caractère avec une précision étonnante. Des animaux de toutes espèces y passent en revue et font ainsi tous les mouvements qui leur sont propres, sans qu'on aperçoive ni fil ni cordon pour les soutenir ou les diriger", écrit L. V. Thiéry dans son Guide des amateurs et des voyageurs à Paris, édité en 1787. 





De scénario, de texte, notons qu'il n'est pas question ici : juste du mouvement. Pourtant le répertoire comportait différentes saynètes dont le manuscrit a été conservé : Le Pont cassé, Le magicien Rothomago, Orphée aux enfers, Arlequin corsaire…  

Le texte est souvent irrévérencieux, tendance qui va s'accentuer après 1789 : la première pièce révolutionnaire date des journées des 5 et 6 octobre, c'est L'Apothicaire patriote.
Avec la révolution, il suit ainsi les changements politiques du temps et la salle de spectacle devint "Le théâtre des Vrais Sans-Culottes" avec un répertoire de saynètes animées où on guillotinait gaillardement les ennemis de la république : ce sont La Démonseigneurisation, La Fédération nationale, La Chute du trône. On y voit des tricoteuses, des jeunes gens en bonnet phrygien. Pour le spectateur allemand Kotzebue qui visite Paris pendant l'hiver 1790, le spectacle est très décevant : "les tableaux étaient grossiers et mauvais, les petites figures gauches et roides, on voyait trop les ficelles qui font mouvoir les bras et les jambes… L'orchestre est composé d'un garçon qui frappe sur un tambour. La salle est très misérable et remplie, à étouffer, d'une foule de spectateurs". Mais là, nous sommes déjà dans les temps révolutionnaires. 
 A la mort de Séraphin en 1800, la direction fut reprise par ses neveux avec des spectacles dépolitisés destinés aux enfants  et ils continuèrent d’exploiter le théâtre jusqu’en 1870 après l’avoir transféré Boulevard Montmartre en 1857.


Les théâtres d'ombres furent par la suite des jouets très courants, offerts aux enfants tout au long du XIXe siècle. Celui-ci est une édition française, vers 1840, vendue avec 19 ombres gravées à découper. L'ensemble est tout petit, un carré de 20 cm de côté pour moins de 10 en profondeur.

Peut-être pouvons-nous nous faire une idée de la magie de ces spectacles en regardant les films d'animation d'ombres chinoises que réalisa Lotte Reiniger à partir de 1919, comme dans cet extrait de Prince Ahmed qui date de 1926.


Une description d'un spectacle de Séraphin sous la Terreur a paru en 1900 dans un recueil de Contes de Noël et Légendes historiques de la Bibliothèque pittoresque, sous la plume de Gaston Lenôtre. Réédité dans les années 1960, avec une large série d'images d'Épinal d'époque napoléonienne, le conte avait marqué mon enfance — le voici, sentimental, surchargé, anecdotique, mais néanmoins plaisamment vivant et évocateur.
En ce temps-là, les galeries du Palais-Royal concentraient toute la vie joyeuse de Paris. Sous les péristyles, le long des interminables portiques de pierre, dans les taudis de planches boueuses encombrés de brocanteurs et qu’on appelait le Camp des Tartares, c’est, dès l’après-midi, quotidiennement, une déambulation permanente : les femmes parées, les nouvellistes, les étrangers, les oisifs, les auteurs en vogue, et aussi ces milliers de gens qui, à toute époque, vivent des miettes de Paris, tous, formant foule compacte et flâneuse, circulent, à petits pas, pour voir et pour être vus. Du fond des boutiques sortent des appels joyeux ; des sous-sols s’exhale l’odeur des rôtisseries ; d’un couloir étroit parvient une bouffée de musique ; les aboyeurs annoncent un spectacle installé dans quelque entresol, exigu comme une mansarde ; les raccrocheurs amorcent pour les maisons de jeux ; à tous les étages de l’énorme caravansérail, depuis les caves jusqu’aux toits, on s’amuse, on rit, on se querelle, on cuisine, on joue, on conspire, on vit d’une vie intense, bruyante, fiévreuse. Le Palais-Royal est une cuve toujours en ébullition où se déverse irrésistiblement la ville immense, ardente au plaisir, assoiffée de lucre, ou simplement badaude de la joie d’autrui.


La veille de Noël de 1793, Fouquier-Tinville entra dans cette fournaise. Sa figure n’était connue que des assidus au tribunal révolutionnaire. Jamais on ne le voyait dans un endroit de plaisir. A quel spectacle se serait-il plu ? En quel lieu public son nom murmuré n’eût-il pas fait le vide autour de lui ? Quel drame irait-il voir, d’ailleurs ? En représente-t-on de plus terrifiant que celui qu’il joue chaque jour ? Et il marche, le chapeau sur les yeux, à travers la foule, l’air inquiet, un tic nerveux crispant sa joue gauche, et sentant peser sur lui la terreur et la haine du monde entier.


Que vient-il faire là ? Peut-être, sortant des Tuileries, où, le soir, il va prendre les ordres des comités, est-il entré, happé par l’invincible attrait du mouvement et du bruit ? Oiseau de nuit descendu de sa tour, il est attiré par ce qui brille et, sous les galeries étincelantes, cet homme de mort se glisse, étonné de se mêler à des vivants et de coudoyer de la joie. C’était, comme on l’a dit, la nuit de Noël ; et quoique la Révolution eût supprimé, officiellement du moins, la messe de minuit et le réveillon, une tradition, vieille de tant de siècles, exigeait qu’on fît ripaille ; les broches tournaient, les boudins rissolaient, les mines étaient en fête, et les galeries regorgeaient de gens résolus à se réjouir et à se gaver.


A l’une des arcades voisine du fameux 113, un aboyeur glapit : « Entrez, entrez, petits et grands, au théâtre du citoyen Séraphin ! Vous y verrez les ombres chinoises, animées, articulées et impalpables ! Le citoyen Séraphin représentera, ce soir, le Pont cassé qui sera suivi du drame patriotique de la Belle et la Bête. Entrez ! On commence, c’est l’instant de prendre ses places... » L’aboyeur parcourait la galerie, clamant son annonce. Sous la porte étroite du petit théâtre que désignait une grosse lanterne carrée garnie de silhouettes engageantes, des enfants accompagnés, qui de leurs parents, qui d’une gouvernante ou d’un domestique, – on disait alors un officieux – se pressaient contre le guichet du minuscule théâtre, serrant leurs têtes blondes, s’entassant, ravis, avec des yeux d’avance extasiés.


Le théâtre des ombres chinoises, que Séraphin avait naguère fondé à Versailles, était, depuis quelques années, installé au Palais-Royal, où sa vogue était sans rivale. Tous les enfants de Paris rêvaient de ce spectacle magique, et, chaque soir, la petite salle était si régulièrement envahie par une assistance de fillettes en jupes courtes, de garçonnets aux jambes nues, voire de marmots à peine sortis du maillot qu’on l’avait plaisamment nommée le Théâtre des vrais Sans-Culottes.


Au moment précis où la barrière s’ouvrait et où le flot de bambins s’engouffrait dans le théâtre, Fouquier-Tinville tournait l’angle de la galerie. Devant ce moutonnement de fronts joyeux, devant ce trépignement de tous ces petits êtres angoissés du plaisir mystérieux qui les attend, le passant sinistre s’arrêta. Depuis une heure qu’il rôdait sous les galeries, une lueur s’était allumée dans son âme sombre. Noël ! C’était Noël !... Quel homme peut se targuer que ce mot n’évoque pas en son esprit quelque fantôme ? Il est si rayonnant de la poésie du passé, si plein des croyances qui berçaient la misère de nos pères, qu’il semble apporter à chacun de nous quelque senteur lointaine, une bouffée de parfum sain et frais qui repose des relents de la vie. Et, sans doute, Fouquier-Tinville songeait. Lui aussi avait été un bambin comme ceux-ci ; il avait eu des années heureuses, d’espérances, de foi enfantine et naïve. Il avait connu des Noëls joyeux. Il y a des heures où tout homme, fût-il le plus flétri et le plus déchu, revoit, comme à travers la buée d’un rêve, l’endroit où il a vécu enfant, la chambre bien close, le jardin en fleurs ; où il entend, assourdis, des bruits jadis familiers, un timbre d’horloge, les cloches d’autrefois, le son d’une voix aimée...


Fouquier, le chapeau rabattu sur le visage, s’approcha du guichet, prit un billet et entra au théâtre Séraphin. Il se plaça au dernier rang, sur une banquette, dans un coin. Il se trouvait bien là ; l’obscurité était complète et, dans cette nuit opaque, sûr que sa présence ne pouvait être soupçonnée, il entendait frétiller autour de lui tous les enfants entassés, n’osant élever la voix, à cause du noir, mais frémissants d’impatience, de bonheur, de curiosité et de peur. Un orgue joua l’air de Marlborough – et toutes les petites mains, d’enthousiasme, applaudirent. Puis un grand carré lumineux se dessina dans l’ombre et, tout aussitôt, un silence se fit, un silence religieux, absolu, que troublait à peine le souffle de toutes les petites bouches haletantes qu’on devinait béantes d’une admiration déjà acquise.


Les trois coups sont frappés et, derrière le cadre lumineux, s’élève une voix, – la voix de Séraphin ! – annonçant le début du spectacle. « Citoyens et citoyennes, nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous le drame du Pont cassé. Attention au premier tableau... Il vous représente le moulin Joli, à gauche ; au milieu du théâtre se trouve le pont de pierre qui va être le sujet de la pièce... A droite, barbote une bande de canards... Ces volatiles, comme vous le savez, citoyens et citoyennes, sont amphibies, c’est-à-dire qu’ils vivent aussi à leur aise dans l’eau que sur terre... »


Tel débutait, intégralement noté, le texte de cette farce, vieille comme la France et dont la naïve intrigue a passionné et fait rire tant de générations. Séraphin avait adapté habilement cet antique scénario au cadre de ses ombres chinoises ; à peine avait-il parlé que l’on vit, sur le transparent lumineux, se mouvoir, en silhouettes finement profilées, la bande des canards ; ils s’avancèrent, formant cortège, agitant la queue, lissant leurs plumes ; les uns plongeaient, d’autres battaient des ailes, et le mécanisme de ces découpures était si ingénieusement agencé, qu’on voyait l’eau jaillir et les roseaux se courber.


Et la roue du moulin tournait, et la barque de Lucas se balançait près de la rive, et dans la salle c’était un bonheur, un enthousiasme, des battements de mains... Les enfants, tassés sur les banquettes, trépignaient d’admiration et de contentement aux péripéties du drame et, quand on vit les pierres du pont crouler à l’eau sous les coups de pioche de Lucas, quand le père Nicou héla le passeur récalcitrant, toutes les petites voix de l’assistance reprirent allègrement en chœur le fameux couplet :


Les canards l’ont bien passé,


Tire lire, lire...


La joie des petits gagnait « les grandes personnes » ; il y avait là des hommes graves, des mamans, des « officieuses » qui semblaient s’amuser pour leur propre compte. Le vieux sergent de l’ancienne garde française, chargé du bon ordre de la salle, et qui, pourtant, assistait deux fois par soirée au spectacle, paraissait singulièrement ravi. Fouquier-Tinville lui-même, tapi sur la dernière banquette, s’était déridé, stupéfait d’apprendre que, dans cette ville qu’il terrorisait, où il ne fréquentait jamais qu’avec la haine, la peur ou la mort, il y avait encore place pour tant de rires et tant de joie.


Il y eut un entr’acte. On ralluma les chandelles et Séraphin, en personne, sortant du théâtre, parut dans la salle : il avait pour habitude de faire, à la façon des baladins de l’ancienne foire, une quête « parmi l’honorable société, » et ce n’était point-là le moindre attrait de la représentation. Des regards d’extase suivaient cet homme au nom céleste, encore qu’il fût bossu et contrefait, tandis que, de sa jambe torse, il escaladait les banquettes, secouant sa sébile. Les yeux émerveillés ne perdaient pas un de ses mouvements et c’est avec un mélange de crainte superstitieuse et d’admiration passionnée que les bambins lui présentaient le gros sou de bronze bien serré dans leurs petites mains.


Fouquier s’aperçut alors que, devant lui, se trouvaient deux fillettes de dix à douze ans, en compagnie d’une gouvernante. Seules, ces deux enfants paraissaient ne prendre aucune part à l’entrain communicatif de l’assistance. Serrées contre leur compagne, elles gardaient un air apeuré et mélancolique qui contrastait péniblement avec l’unanime gaieté du public. La gouvernante s’efforçait à les distraire, leur répétant les bons mots de Séraphin, les commentant, mais en vain. Les deux fillettes restaient moroses et de leurs grands yeux cernés suivaient, sans un sourire, les incidents du spectacle. Quand le rideau, de nouveau, se leva sur « les feux pyrrhiques », les battements de mains et les acclamations recommencèrent, et Fouquier remarqua que ses deux petites voisines demeuraient seules silencieuses et préoccupées.


Puis, ce fut l’intermède fameux, le triomphe de Séraphin, la Fille qui laisse manger ses tripes par le chat... Tout le monde riait, Fouquier-Tinville lui-même riait ; les deux fillettes seules ne riaient pas. Cette tristesse pesait à l’accusateur et l’intriguait. Non point qu’il ne fût depuis longtemps blasé sur les larmes ; mais le contraste entre la joie de tous et le chagrin de ces enfants l’obsédait. Il se pencha vers la gouvernante et, brusquement, demanda :


– Est-ce que ces petites sont malades ?


– Non, citoyen, répondit-elle.


– Pourquoi ne rient-elles pas comme les autres ?


La gouvernante, baissant la voix, répliqua :


– Elles ont de la peine.


– Un deuil ?


– Quelque chose comme cela, citoyen, ajouta la femme.

Les deux fillettes s’étaient timidement tournées vers Fouquier et semblaient suivre le dialogue qui s’échangeait entre lui et leur compagne. A la lueur fugitive d’un « feu pyrrhique », il crut voir que leurs yeux étaient gros de larmes. Il allait pousser plus loin son interrogatoire, mais il devina tant d’angoisses dans le regard des deux enfants qu’il craignit d’être reconnu, il eut peur... Il se renfonça sur sa banquette et ne dit plus mot.
Le rideau se levait, d’ailleurs, sur le dernier numéro du programme, la Belle et la Bête, que l’annonce qualifiait de pièce patriotique. En effet, on y voyait – toujours en silhouettes animées – un club, une patrouille, un agent du Comité de sûreté générale, un geôlier et le bourreau. On y voyait aussi l’intérieur de la maison d’un aristocrate, un ci-devant gentilhomme, qui conspirait traîtreusement contre la République. L’agent du Comité allait le dénoncer au club, la patrouille se mettait en marche, et faisait irruption dans la maison du conspirateur. On l’arrêtait, malgré les supplications de sa femme et de ses enfants ; au tableau suivant on l’apercevait dans sa prison où le bourreau entrait, une corde à la main, et le liait pour la dernière toilette.


C’était la fin du petit drame et du boniment de Séraphin qui concluait en ces termes textuels : « Le misérable va subir le châtiment de ses crimes. Ainsi périssent, citoyens et citoyennes, tous les ennemis de la liberté. Si la chose vous satisfait, faites-en part à vos connaissances et envoyez du monde au théâtre de Séraphin... » Fouquier-Tinville avait écouté distraitement l’à-propos patriotique, son attention étant absorbée, dès les premières scènes, par l’attitude des fillettes dont la mélancolie l’avait intrigué.


A l’apparition du policier, bonnet en tête et gourdin à la main, la plus jeune des deux enfants s’était serrée contre sa gouvernante et tapie contre elle ; le visage enfoui dans sa capeline de fourrure, elle n’avait plus levé les yeux vers le théâtre. L’autre, au contraire, très absorbée par le drame, n’en perdait aucune des péripéties : autant que Fouquier pouvait, dans la pénombre, distinguer ses traits, il les voyait convulsés par l’émotion ; des yeux de la pauvre petite roulaient de grosses larmes qu’elle ne songeait pas à essuyer. Lorsque les soldats se jetèrent sur l’aristocrate pour l’arrêter, elle mit ses deux mains sur sa bouche pour étouffer un cri qu’elle ne put retenir ; enfin, quand on vit le prisonnier lié de cordes par l’exécuteur, Fouquier l’entendit murmurer plaintivement : « Papa... Oh ! mon papa... »


Et elle éclata en sanglots. La gouvernante la prit dans ses bras. « Tais-toi, je t’en prie, tais-toi, ma chérie ; tu peux nous perdre tous... » Mais comme la représentation était terminée, les spectateurs sortaient en cohue et personne ne remarqua le désespoir des deux fillettes ; personne, sauf Fouquier-Tinville, qui sortit derrière elles. La gouvernante les entraînait rapidement sous les galeries, mais Fouquier, hâtant le pas, les rejoignit au passage du Perron : « Pardon, citoyenne, fit-il... une question, je vous prie. » La femme reconnut son voisin du théâtre Séraphin. Une métaphore un peu usée, mais courante à l’époque, gratifiait Fouquier-Tinville d’une face de tigre. Il faut croire que sa physionomie n’était pas, en ce moment-là, si terrible, ou qu’il savait la façonner aux circonstances, car l’officieuse y lut tant d’intérêt véritable et d’attendrissement qu’elle n’hésita pas à s’arrêter.


– J’ai été témoin, continua Fouquier, de l’émotion de ces petites. J’en voudrais savoir la cause. Peut-être... ajouta- t-il en baissant la voix et en coulant de droite et de gauche des regards inquiets, peut-être ne serait-il pas inutile que je la connusse...


– Oh ! citoyen, c’est bien simple...


Toute la faute en est à moi. J’ai voulu distraire ces pauvres enfants qui ont éprouvé hier une grande émotion et le hasard m’a bien mal servie. J’ignorais que le spectacle de Séraphin se terminât par ce drame malencontreux qui n’a fait qu’aviver en elles un tragique souvenir.


– Quel souvenir ?


– Leur père a été arrêté hier, comme suspect, et conduit à la Conciergerie...


– A la Conciergerie ?...


– Oui, citoyen... Hélas ! continua-t-elle d’un ton plus bas, on craint qu’il ne passe, dans la semaine, devant le tribunal...


– Son nom ?


– Alors, vous comprenez, qu’en voyant représentée la scène qui, trop réelle, a désolé hier la maison, ces pauvres enfants aient songé à leur père...


– Son nom, vite ?...


La femme hésitait ; elle craignait d’avoir déjà trop parlé ; mais, comme mue par une inspiration subite de tendresse filiale, par un de ces mouvements d’espoir fou qui s’accroche à l’invraisemblable, la plus jeune des fillettes leva vers l’homme en qui elle devinait un protecteur ses yeux pleins de grosses larmes, et dit, toute secouée de sanglots : « Monsieur... si vous le pouvez... faites qu’on nous rende notre papa... il s’appelle le comte de Courville. » Et ouvrant ses petits bras, elle se jeta au cou de Fouquier-Tinville qui s’était courbé vers elle pour recevoir sa confidence. Il la serra frénétiquement contre sa poitrine, puis la repoussant brutalement il partit à grands pas et se perdit dans la foule, le long des galeries.


Le lendemain, on apportait au ci-devant hôtel de Courville un pli cacheté sur lequel était écrit : « A Félicité et Laure Courville. Pour leur Noël ». Et sous ces deux lignes, en manière de signature, un simple prénom : Quentin. C’était l’ordre de mise en liberté du suspect, qui fut, le soir même, rendu aux siens et ne fut plus inquiété tant que dura la Terreur.


L’anecdote, assure-t-on, est authentique ; et si les détails en sont fantaisistes, la tradition, du moins, subsiste d’un mouvement de pitié, qui, certain jour, au contact d’un enfant en larmes, amollit le cœur de Fouquier-Tinville. Et l’on ne peut s’empêcher de songer que, dix-huit mois plus tard, quand vint son tour de monter sur cet échafaud qu’il avait tant fatigué, quand il traversa Paris sous les huées, les cris de joie, de haine, de colère, sous le plus effrayant ouragan de bravos vengeurs qui ait jamais souffleté un être humain, on ne peut s’empêcher de songer que, dans Paris en Hesse, il y avait deux enfants qui pleuraient à la pensée qu’on allait faire mourir celui auquel elles devaient la vie de leur père.

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