dimanche 9 février 2014

Un tableau, effroi


Je le vois encore sur le mur gris.


J’aime à avoir, quand je vais au Louvre, un tableau préféré auquel je rends visite avant tous les autres, un tableau devenu familier à force de fréquentation, à force d’admiration, un tableau fait mien.
D’année en année, ce tableau préféré a pu changer. Parfois je me suis lassée, ou je me suis prise d’affection pour un autre à force de passer devant. Parfois aussi le Louvre me joue un tour et décroche des cimaises le petit cadre de mes affections et le fait disparaître — dans ses réserves sans doute, ou à Lens, qui sait ?

Il y a dix ou douze ans, mon tableau préféré était cette Cour de ferme avec mendiants de Cornelis van Dalem, suspendu à gauche de la large ouverture entre les salles 9 et 11 je crois, l’une de ces salles des Pays-Bas au xvie siècle où sont exposés Metsys et Patinir. C’était un petit tableau (38 x 52 cm) qu’on date aux environs de 1560. Du peintre,  originaire d’Anvers, on ne sait avec certitude ni la date de son décès, en 1573 ou 1576 — ni celle de sa naissance vers 1530, peut-être 1535. Il n’aurait peint peut-être que comme passe-temps, pour se changer les idées de ses activités de marchand. S’il a quitté Anvers pour les Pays-Bas après 1565, ce serait pour des raisons religieuses : anabaptiste, il  a subi les persécutions espagnoles qui précèdent la Guerre de Quatre-vingts ans — mais à Bréda dans les Provinces du nord, il aurait été accusé d’hérésie et emprisonné.

On connaît de lui quatre autres tableaux : le Paysage avec une métairie conservé à la Alte Pinakothek de Munich ; un Paysage avec des bergers au musée du Prado à Madrid et deux œuvres au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, un Paysage avec Adam et Eve et  Paysage à l'aube de la civilisation un ensemble qui s’inscrit dans la lignée des paysages de Pieter Bruegel l’Ancien.

Mais pour moi, c’est la présence de l’effroi dans le tableau qui m’importe — quelque chose qui n’apparaît pas, ou pas à ce point, chez Bruegel. Tout d’abord, la construction même de la Cour de ferme avec mendiants est sidérante : le tableau est tranché dans sa largeur en trois bandes symétriques dont deux d’une obscurité totale d'où le peintre regarde — un peintre qui se cache au fond de la grange, au plus profond des ténèbres, derrière les mendiants. L’un d’eux.

En haut, la tranche noire d’un toit percé, prêt à s’effondrer.

Au centre, une cour vide. Le tableau est décentré : ce qui compte se déroule sur la gauche, à l’extrême droite, un pilier de la charpente ménage une infime bande d’espace comme si même ce qui devrait être ouverture, liberté, accès à la grand-route, au vagabondage, était clos sous cette grange.


En bas, presque indistincts dans la pénombre, les mendiants, tendus vers la scène qui se déroule à gauche. Un homme, l’un d’entre eux peut-être, est allé mendier à la ferme mais son étrange sursaut devant la porte entrebâillée révèle autant les genoux ployés pour la supplication que le coup reçu, l’embuscade.

Celui, celle qui se cache derrière la porte, a aussi peur que celui qui demande, la cour est vide : pas un homme, pas une bête, pas un brin de paille, du fumier oui. Un ciel blanc prêt à tomber par l’ouverture du toit.

L’un des mendiants qui nous regarde dans l’obscurité.
Un temps de guerre peut-être.

Là aussi.
Paysage avec une Métairie, 1564 (huile sur panneau de chêne, 103 × 127,5 cm), Alte Pinakothek, Munich.

Des ruines encore dans le Paysage avec une métairie de la Alte Pinakothek. Les vestiges de fortifications au fond, à moins que ce ne soient les ruines d'une église. La métairie, les cloisons de torchis, les grands murs derrière, le crépi orange, le chaume des toits, s’effondrent ou s'effritent sous l’effet des éléments, des plantes croissent sur les murs. Les arbres eux-mêmes perdent leurs feuilles. Des oiseaux tout de même et encore une fois ce ciel blanc marbré de nuages gris. Trois personnages égarés dans cet espace. Un enfant aussi, accroché aux jupes de sa mère. Arrêtés dans leur travail, surpris par un bruit, ils se tournent dans la direction des ruines. 
On pressent l'orage qui vient. 
Comme on le voit encore, cet orage, dans le Paysage à l'aube de la civilisation : un espace oppressant et déjà ruiné, aux passages et abris piégé, prêt à s'effondrer encore une fois, et dans lequel errent des personnages vêtus de peaux de bêtes, à la tête de maigres troupeaux. Rien de l'Âge d'or du monde ici, pas plus que dans les deux derniers paysages, tout au plus l'Âge d'argent, la fin du bonheur, le travail de la terre, l'alternance des saisons : un ciel lourd et des arbres dégarnis.
Paysage à l'aube de la civilisation, vers 1565 (huile sur panneau de bois, 88 × 165 cm), Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

Paysage avec Adam et Ève, vers 1560-1570 (51.5 × 69,5 cm), Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

Paysage avec des bergers, vers 1550-60 (47 × 68 cm), Musée du Prado, Madrid.


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